Un fils tente de comprendre son père à travers l’activité qui a occupé presque toute sa vie : peindre des gouttes d’eau. Il lui consacre un documentaire touchant, intime et très délicat. Cet artiste était-il patient, très ambitieux, fou, intensément mystique ?
Kim Tschang Yeul, artiste coréen, est mort l’année dernière à l’âge de 91 ans. Né dans un petit village de l’actuelle Corée du Nord, il a ensuite vécu en Corée du Sud, puis à New-York et s’est finalement installé en France. Un musée porte son nom en Corée du Sud. Kim Tschang Yeul est célèbre pour son obsession : il a passé sa vie à peindre des gouttes d’eau.
Un documentaire d'une immense délicatesse lui est consacré : "L’homme qui peint des gouttes d’eau". Ce film est disponible gratuitement sur la plateforme Tënk, en partenariat avec France Inter, jusqu'au 4 avril. Le portrait est d’autant plus captivant que c’est le fils de l’artiste, Oan Kim, qui est derrière la caméra. Il a réalisé ce documentaire avec Brigitte Bouillot. Le fils tente de percer le mystère de son père au soir de sa vie.
Peindre une goutte d'eau, c'est une idée. Peindre cent gouttes ou même mille gouttes, appelons ça un projet. Mais peindre dix mille gouttes d'eau, puis en peindre cent mille : quel genre d'homme faut-il être pour choisir librement ce genre de servitude ? Est-ce qu'il faut simplement être patient ? Très ambitieux ? Un peu fou, peut-être ? Ou alors intensément mystique ? Quand, à l'adolescence, on cherche un exemple à suivre, ça pose question d'avoir un père pareil.
Le film date de 2020, un an avant la mort de Kim Tschang Yeul. On voit l’artiste au travail, cet homme à la barbe blanche, immensément réservé, au visage à la fois très doux et un peu absent : il semble extérieur au monde. On voit aussi ses
tableaux, bien sûr. Des gouttes sous toutes les formes, certaines en très gros plan, d’autres représentées de loin. Des gouttes qui coulent, d’autres statiques. Certaines en couleur, d’autres pas. Des gouttes très réalistes, d’autres abstraites. Certaines toiles montrent une seule goutte et d’autres des dizaines, toujours sur un fond neutre, sans contexte ni décor. Ces tableaux m’ont complètement hypnotisée. Plus jamais je n’emploierai cette expression idiote : se ressembler comme deux gouttes d’eau !
Des gouttes comme autant de larmes ?
Kim Tschang Yeul a été traumatisé, dans sa jeunesse, par la guerre de Corée. Des images épouvantables l’ont hanté toute sa vie. Il ressentait aussi la culpabilité du survivant : pourquoi est-il resté en vie, alors que tant d’autres sont morts ? Il lui fallait faire quelque chose de ce privilège d’être en vie. Peut-être ce quelque chose a été de viser la perfection à petite échelle, à l’échelle d’une goutte.
"Jamais je n’ai pensé que mon père peignait des larmes, explique le réalisateur. Il était bien trop sérieux pour ce genre de mièvreries. Mais c’était un sentimental contrarié". Les larmes, tout de même, sont une piste crédible. Francis Bacon disait : "Je veux peindre le cri plutôt que l’horreur". Sans doute Kim Tchang Yeul peignait-il la larme plutôt que l’horreur.
On pense aussi à la goutte de sang. Tel un alchimiste, ce peintre a transformé le sang qu’il a vu couler en une source d’eau pure. L’art comme un geste de consolation. Une façon de laver les mémoires. On ne le saura jamais avec certitude, car il n’expliquait pas ses tableaux.
La douleur au compte-gouttes
À la question de savoir ce que ce père pas comme les autres lui a transmis, le fils répond : ni la sagesse, ni la ténacité, mais le silence. Le silence qui a le pouvoir de faire apparaitre tout ce qui ne parle pas, les regards, les gestes, les couleurs, la lumière, le souffle. Ce film intime et très touchant brosse le portrait d’un homme silencieux qui a raconté sa douleur au compte-goutte.
https://www.franceinter.fr/emissions/capture-d-ecrans/capture-d-ecrans-du-lundi-28-mars-2022?fbclid=IwAR0T0cVJl_m4_g7hvzfJtsFWQJO5X-MJ-dFUbu9Ib3gDvPKz_Fqy6HrhAdM
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